Les autruches
En vérité on veut pas savoir, on enfouit sa tête dans la semoule, la chose est trop gênante. Qui n’a pas entendu au détour d’une conversation : « Elle est tombée dans l’escalier » ?
Et on y croit parce qu’on ne veut pas ne pas y croire. Un doute s’immisce qu’on ne veut pas pousser plus avant, ce doute c’est notre lâcheté, tranquille, civilisée, presque bienveillante. On tressaille parce que c’est une sœur, une copine, une voisine ou sa propre mère et dans ces cas-là chut ! On ne veut pas plus d’explication. La peur de se mêler de ce qui nous regarde pas, de l’intime, du « fameux » jardin secret . La peur de s’en prendre une. Peur de pas être à la hauteur du principe de liberté, ce droit chéri, sacralisé, porté haut comme un étendard.
Mais l’intimité c’est aussi cette hérédité maléfique qui arrange tous les camps, un jardin secret à géométrie variable, un tabou rédhibitoire qui nous met mal, c’est un prétexte à la « mords moi le nœud » qui nous fait croire qu’on verse dans le respect mutuel.
Elle dit « j’ai glissé », et remet son tablier. On croit que ça arrive comme un bobo au genou, une paille dans l’œil, mon œil. On s’arrange la vie.
Elle dit qu’elle s’est cognée la tête contre un placard. On croît qu’elle est distraite, on se dit cette fois que c’est possible. Possible, pas possible, tous les bois prennent feu.
Elle dit c’est un pot de fleurs qu’est tombé du balcon. Putain de bâtiments, putains d’architectes, on cherche des coupables inaccessibles, on éloigne les proches.
Elle s’est mis un foulard, un foulard on s’y fait. Un foulard ! Non ? C’est pas le chat qui l’a griffée ?
Tiens, elle porte des pulls en plein été. On manque d’imagination quand on imagine le pire. On est heureux de rien voir, heureux de se convaincre qu’il n’en est rien et pourtant on est cernés de proches qui nous cachent l’inacceptable.
Ma mère, elle, a tout caché, à l’horizon point d’hématomes ou de points de suture et j’étais content qu’elle taise et se taise …
Les femmes battues, on y croit pas, surtout quand on les côtoie et surtout quand ça ne se voit pas. Chez moi elles ont mal et disent « c’est pas pour ça qu’on fait la malle ». Elles ont mal mais c’est pas ce qui fait le plus mal. Ce qui fait le plus mal c’est l’impasse car le coup porté sur la femme revigore la tribu, il irrigue les mœurs. Il faut qu’il soit accepté pour que le monde tourne sinon c’est le vertige et la perte des repères. Le coup porté sur la femme est une boussole, une borne sans laquelle on se perd. L’anormalité serait qu’elle ne le soit pas.
Dans le monde qui fut le mien, hommes et femmes étaient confondus dans cette évidence tragique.
On nous disait « c’est normal » alors on a trouvé ça normal. Une gifle de temps à autre, c’est comme un tapis qu’on rafraîchit en le secouant même fort. C’est ce que disait aussi ma maman. Avec ses copines elles en riaient.
C’est fou comme chacune s’échinait à penser qu’il n’y a pas mort d’homme quand on frappe une femme … et c’est vrai puisque c’est elle qui meurt et pas lui, et puis un homme qui bat sa femme ça ne se voit pas sur lui.
– Faut bien qu’on nous corrige sinon on part de travers.
C’est ce que disait ma mère à ses filles et c’est ce que répétaient les filles de ma cité. Elles transmettaient l’hérédité du coup à prendre. Oh pas un sévice, un quelque chose qui remet les choses à leur place, la mosquée au milieu du village.
– Je sais pas comment j’ai fait, m’a dit ma mère, pour pas perdre mes dents. Il m’aimait sans doute, sauf que des fois j’écornais son orgueil et là pan ! une baffe dans ma gueule. Ma mère n’a rien montré, elle allait quand même pas dire à ses enfants « papa m’a battu » …
Avec mes frangins on aurait bien été capables à cette époque de douter d’elle, d’y dire : « qu’est-ce t’as fait ? » comme une évidente culpabilité attribuée aux femmes puisqu’elles sont femmes et qu’elles nous ont demandé d’être des hommes. C’est à vous faire gerber d’être hétéro. Hétéro, cette étroitesse de l’esprit.
L’homme est un projectile, la femme une cible et l’homme a besoin de la viser sinon il perd ses attributs. Il faut qu’il en ait. La femme elle, faut qu’elle en soit.
C’est fou ce qu’on côtoie de femmes battues même quand elles le sont pas, c’est fou leur proximité quand on ose regarder de près, qu’on ose sonder le mensonge éparpillé aux quatre coins de nos vies. Les femmes battues, c’est fou leur nombre, fou le nombre de ceux qui ne veulent rien voir sous prétexte que rien ne se voit. Le nombre, nom de dieu ! Le nombre.
Elles sont partout l’air de rien, dans toutes les couches, tous les milieux, innombrables aux traces invisibles et on aime croire à l’invisible. L’invisible après tout n’est-ce pas dieu lui-même puisqu’il est partout ?
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