Appelez-nous Français en attendant qu’on le devienne
Texte initialement paru dans L’Humanité du 14 janvier 2015
Après ces meurtres qui n’ont pas assassiné que leurs victimes, après la sidération, l’émotion, nous voilà groggy, chancelants.
Chancelants mais pas définitivement éteints. On se contemple vivants et l’on se dit, qu’avons-nous fait de nous-mêmes ? De nos proches, de nos voisins, de nos concitoyens. Pourquoi le gouffre ? Ce précipice béant ?
Aujourd’hui, on mesure l’étendue du malentendu. Le prix de l’indifférence, la distance en années-lumière qui nous séparent les uns des autres. Peut-être nous sommes-nous assis trop confortablement sur un socle qu’on croyait commun, solide, éternel ?
Il s’appelait République et ses trois strapontins du nom de « Liberté, Égalité, Fraternité ». On s’est cru protégé par des voyelles mêlées de consonnes, gorgées d’illusions jusqu’à ce qu’elles ne veuillent plus rien dire.
Trois mots maigres à force de fainéantise et de lâcheté intellectuelle, trois mots devenus squelettes, plumes que le vent mauvais du temps qui passe a emportées. Trois mots qu’on a vendus, soldés pour un unique intérêt, la paix. Pas une paix de temps de guerre, une paix toute personnelle, un repos égoïste après abandon de la partie.
Moi-même, je me sens de ceux-là.
Il y a longtemps, j’étais sur le terrain mais la bagarre était trop ardue, combat de titans contre des géants démultipliés, ces géants s’appelaient : échec scolaire, chômage, famille en perdition, école en déroute, déboussolage intégral, âme en vrac, et cœur en charpie.
J’ai fui pour faire le saltimbanque et la poésie m’a fait croire que j’en étais. Je veux dire (j’ai) cru à un continuum de la lutte qu’on appelait des classes. Mais je n’ai fait que porter des mots, les mêmes, la rime en plus et de jolis néons pour leur donner une épaisseur artifice.
Je suis passé de l’autre côté, dans la rive des parvenus et j’ai oublié mes frères, ces gens dits de la banlieue. J’ai oublié que le verbe ne suffisait pas pour provoquer ce vivre-ensemble appelé de nos vœux.
J’ai oublié leur souffrance due à notre diatribe larvée.
J’ai oublié que je parlais une langue étrangère, la langue de ceux qui s’en sortent, oublié que, pendant trente ans, ils se sont entendu dire : « On est d’accord, mais n’en faites pas trop. On vous comprend mais faut pas exagérer. Vous avez des droits mais faut pas pousser. Des droits… mais des devoirs ! » On leur a fait miroiter la « mixité sociale » mais dans la périphérie des centres-villes, surinés du désir d’être ensemble sans dépasser les bornes, du droit de croire mais sans mosquées dignes de ce nom, de celui de la culture si elle n’est pas politique, de celui de se rassembler… sans bruit et sans derboukas, de s’exprimer librement en faisant preuve d’autocensure.
Le droit de vote mais qu’aux élections locales, celui des mariages sans youyous, des femmes sans foulards, des sacrifices d’agneaux sous le haut contrôle du vétérinaire, du juge et du flic. Du droit de porter des drapeaux sauf s’il est algérien, du droit de ne pas chanter la Marseillaise même si on l’a dans le cœur. Du droit à faire ses courses avec un vigile aux trousses, du droit de travailler en s’appelant Mohamed, de celui de stationner aux portes de tous les dancings, de celui de parler l’arabe érudit d’Orient pas le dialecte des rues d’Alger, du droit à une subversion light, docile … le « vivre-ensemble », dites-vous ?
Ces citoyens français en ont marre d’être accusés un jour d’être communautaires et l’autre, reçoivent l’injonction de l’être pour manifester au nom de la République.
Marre d’être des hypercitoyens lorsqu’on incarne un exploit tricolore ou des sous-citoyens dès lors qu’on est issu de la banlieue sans gloire.
Vivre ensemble, c’est commencer par se comprendre et que le plus fort aide le faible.
En l’occurrence, sachez qu’il n’y a pas de communauté musulmane, c’est une vue de l’esprit.
Non ! Point de communauté mais des blessures en un seul corps.
Pas de communauté car il y a mille islams agonisants à essayer de conjuguer ce qui est potable avec la valeur « République ».
Il y a des musulmans laïques, des musulmans pratiquants, des non-pratiquants, j’en connais d’alcooliques, des orfèvres en découpages charcutiers, j’en connais d’affectifs qui se raccrochent aux proches. Il y a des musulmans athées, de foot ou de bistrots, d’autres agnostiques, des musulmans de circonstance, des musulmans de la peur d’être désincarnés, des obscurs puis des mélancoliques d’un islam disparu, d’un islam d’avant, tolérant, trivial et heureux, des iconoclastes du poil et de l’amour, des atones suiveurs, d’autres amoureux de Voltaire, etc.
Appelez-nous Français en attendant qu’on le devienne dans les symboles de la nation.
Le vivre-ensemble est à ce prix.
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